Caspar David Friedrich (1775-1842)
Le voyageur au dessus de la mer de nuages
1818
huile sur toile
95cm x 75cm
Kunsthalle de Hambourg
Création personnelle de l'artiste.
Intro
Grande absente de l’art antique, la peinture de paysage a été maintenue par le classicisme au rang le plus bas dans la hiérarchie des genres picturaux. Cependant, tout au long du xviiie siècle, le paysage acquiert peu à peu ses lettres de noblesse – c’est-à-dire un lyrisme propre – sous l’effet d’une nature. Or, autour de 1800, l’Allemagne réactive un conflit théorique et pratique qui éclaire de manière exemplaire la portée des enjeux esthétiques que suscite le paysage. Friedrich prend une part importante dans cette réhabilitation. En effet il peint exclusivement des paysages. Cf aussi le Sturm und Drang, Tempête et passion, mouvement créé par Goethe. Friedrich y adhère, mais pour lui la passion est celle de dieu, loin de la rationalité des Lumières. Suivant le credo romantique, il donne un sens profond à ses paysages. Le Voyageurfait partie de ces œuvres investies d'une signification complexe. Dès lors, quels sont les mécanismes de spiritualisation de l'oeuvre que l'artiste fait intervenir dans le Voyageur, pour amener le spectateur à ressentir le dévoilement de l'omniprésence divine ?
1.Le paysage, un genre de l'individualité ?
Paysage, donc pas vraiment de sujet, si ce n'est le paysage allemand que peint toujours Freidrich → Reisenberg ? Paysage pas du tout une nouveauté, œuvre représentative de l'oeuvre de Friedrich, paysagiste par excellence. Format rectangulaire, tout de même assez original pour un paysage. Dessin aux lignes plutôt droites et nettes. Cherche à fournir une représentation fidèle de la réalité. Pas du réalisme, mais dessin proche du réel. Du coup, pureté des formes, qui ont un trait net et précis. Facture très soignée, touche imperceptible, absence d'épaisseur. L'artiste s'efface, il n'existe pas.
Déjà Emmanuel Kant, dans la Critique de la faculté de juger, s’il refusait à la musique toute capacité à susciter la réflexion, admettait qu’elle serait au premier rang des arts si on la considérait du point de vue de la richesse des sensations qu’elle met en oeuvre. Et c’est justement ce que retiendront les romantiques, qu’intéresse la puissance synesthésique. En vertu de la promotion de la musique dans l’esthétique romantique, la peinture de paysage pourra elle-même être revalorisée. Ainsi, Runge écrit à son frère : « La musique, c’est ce que nous appelons l’harmonie et le repos dans les trois autres arts ». De même pour Friedrich, qui respecte cette mise en place d'une harmonie de la nature, d'une musicalité de la composition, d'une symphonie des couleurs.
Au niveau couleur, camaïeu de bleu, du bleu-vert des montagnes au loin, au bleu presque blanc des nuages du ciel. Opposition au marron des rochers et au vert du costume du pj. Contraste quantité, beaucoup moins de marron et couleurs plutôt sombres que de couleurs claires. Les couleurs sont presque organisées en « bandes », de même que les plans, il n'y a pas vraiment de liant, l'oeil passe d'un plan à l'autre sans trop de douceur. Le marron de la terre, qui au fond représente la matérialité, mais aussi une certaine brutalité, ou plus simplement, l'homme, se perd dans le blanc des nuages, qui symbolisent la pureté, l'innocence, mais également la transcendance divine. Au loin, les montagnes se parent d'un vert presque délavé, occurrence de la nature, mais également la couleur de la chance et du destin. Cf Traité sur la couleur de Goethe.
2.L'homme face à la nature
Un homme de dos, seul, contemple les nuages et l'horizon qui s'étend à perte de vue, le tout perché sur un pic rocheux. Particularité de l'homme de dos, qui prend beaucoup de place et attire le regard. Donc, sujet en quelque sorte la contemplation. Le corps du personnage vient oblitérer le centre de la peinture. La hiérarchie s'inverse, l'encadrement des côtés vient au centre, et semble presque de ce fait nous empêcher de voir ce qui pourrait être le plus important. Lignes principales du tableau ramènent toutes au personnage. Ici intervient la tragédie du paysage, car la scène est totalement hiératique, il n'y a aucune action, aucun drame, mais pourtant la tension entre l'homme et le vide devant lui nous montre la tragédie d'un homme face à lui-même, à l'immensité divine, et face à sa petitesse et à sa mort.
Homme de dos montre un peu repli sur soi, semble se couper du monde extérieur, la preuve il n'y a personne d'autre. Dialogue de l'intériorité avec le Tout, Dieu, la Nature. C'est un dialogue personnel, presque intérieur avec la transcendance. Presque kantien de ce point de vue là. Si pj était de face, changerai totalement la signification, cf Regards dans l'infini, où le pj de face signifie autre chose. Symbolistes suivent les romantiques, mais ici cherche à traduire l’ordre universel lui-même, sa beauté éternelle et ses lois rythmiques d’harmonie. « - Il fait valoir la nature en mettant en évidence les choses ; il fait valoir les formes du corps humain - il nous montre une nature agrandie - simplifiée, - dégagée de tous les détails insignifiants ».
Disparition de la terre, si ce ne sont les pics rocheux. Cf Sturm und Drang, l'homme est emporté par la passion, et les nuages peuvent signifier la tempête. Montagnes au loin semblent plus être ciel que terre. Jeu de matière entre les nuages, qui se délitent et forment un espèce de halo lumineux, et les rochers+pj, qui sont bcp plus massifs. Jeu entre l'immatériel et le matériel. On s'arrache au matériel, à l'humain et terrestre pour aller à l'immatériel, au divin et au céleste. Mais c'est l'homme seul qui peut s'y rendre. L'homme domine la nature en apparence mais le bâton est un signe de faiblesse, de plus la figure humaine est écrasée par un paysage où transparaît la présence divine.
3.Introduction du panthéïsme dans le paysage : faire sentir la présence divine
Cf « Neuf lettres sur la peinture de paysage », qui donnent un modus operandi que Friedrich respecte.
Cadrage original imposé par le format. Oblige à lancer le regard dans le vertical plutôt que dans l'horizontal. Fait du personnage debout le centre du regard, en étant le centre du tableau. Point de vue légèrement décentré vers le bas, regard pas au centre du tableau. Incite à monter le regard. Trois plans, celui du pj, la mer de nuage, puis montagnes de l'horizon qui se confondent avec le ciel. Pas vraiment de ligne d'horizon, on dirait presque un sfumato (perspec atmosphérique). La tête atteint les montagnes, idée du divin que l'on ne peut encore atteindre.
On remarque que la perspective est particulièrement ouverte sur les côtés. Rien ne vent obstruer les marges, qui sont libérées. Plus rien n'encadre vraiment l'espace, qui semble du coup se dilater. L'espace est vidé, le spectateur entre dedans comme dans un gouffre. Il se perd dans l'abîme. La ligne d'horizon assez haute oblige le spectateur à plonger son regard dans l'immensité de la mer de nuage et du ciel. La luminosité l'absorbe. C'est comme un bain de lumière plus ou moins forcé. Importance du ciel, comme chez le paysagiste anglais Constable, qui disait « Le ciel est la source de la lumière dans la nature et gouverne toute chose. » Friedrich lui fait gouverner la toile, mais bien plus encore.
Triangle du pic rocheux, et deux diagonales des montagnes. Composition très équilibrée. Tableau divisé en deux rectangles par la ligne verticale qui passe par le pj. Chaque diagonale descendante est compensée par une ascendante. Symétrie de la compo. Il est évident que le paysage qu'a peint Friedrich n'est pas d'après nature. S'il a fait des études de rochers, nuages ou montagnes, ce n'est pas un paysage réel qui se trouve devant nos yeux. Ainsi, en plus des lignes de composition qui sont parfois clairement visibles. La description faite plus haut montre bien une harmonie, un équilibre de la composition, qui amène à penser à la perfection et l'équilibre divin. Paradoxe hiératisme divin/tempête intérieure. Subrepticement, le peintre cherche à nous faire sentir la perfection divine, et à nous y amener. Structure pyramidale du pj+montagne, rappel de la trinité, comme l'a fait Masaccio des années plus tôt. Image qui sera reprise par Friedrich dans le retable de teschen.
Source lumineuse naturelle, qui semble venir de derrière le pic où est le personnage, donc hors champ, vu que cet espace est plutôt ombragé. Mais en même temps, luminosité du ciel et des nuages, dc tableau très lumineux. → lumière divine. De l'ombre du rocher à la lumière du ciel, gradation lumineuse. Image vie ? Mort ? Appel de Dieu, oui, mais aussi image de la paleur cadavérique, spectre solitaire de la mort, départ vers le paradis en rose ?
Ccls
On voit donc bien que le paysage, bien loin de n'être qu'un simple genre mineur ou un exercice pour apprenti désoeuvré est un manifeste esthétique. Esthétique du mélange des arts, peinture et musique, mais aussi esthétique romantique de la divinisation du paysage. Image de ce tableau sera reprise de nombreuses fois, mais toujours pour signifier un rapport particulier avec la nature, comme l'oeuvre de Philippe Ramette (les promenades marines) ou un film de Guy Madin, Careful, film où les habitants de Tolzbad vivent dans la crainte permanente de l'avalanche. Des amours obsessionnelles naitront dans ce climat de prudence excessive. Lui même dit de ce film : « La peinture de Caspar David Friedrich, Le voyageur contemplant une mer de nuages, fait bien entendu écho au le film le plus romantique que j’ai réalisé,Careful. L’anecdote est amusante car j’avais constamment sur ma table de travail un livre de ce peintre. J’ai même demandé à mon acteur principal Kyle McCullochde prendre la même position, dos à la caméra en haut d’une montagne brumeuse, comme le personnage sur cette magnifique peinture. »